Debout face au micro, le comédien Phil Cruz fait mine de brandir une amulette pour triompher du diable, en enregistrant le dernier épisode d’un des rares feuilletons radiophoniques qui subsistent aux Philippines et font le bonheur des auditeurs. Il fait partie d’une petite équipe d’artistes et de techniciens qui produisent des émissions diffusées en tagalog, langue nationale philippine, sur DZRH, l’une des plus anciennes stations de radio du pays. Les feuilletons radiophoniques constituaient la principale source de divertissement des familles philippines après la Seconde Guerre mondiale, mais leur popularité s’est estompée avec l’essor de la télévision, des réseaux sociaux et des plateformes de streaming. Mais de nombreux auditeurs de longue date, parmi lesquels des personnes âgées, des agriculteurs, des ouvriers et des chauffeurs de taxi, allument toujours leur poste pour suivre leur feuilleton préféré. «Nous sommes les seuls à rester», déclare M. Cruz, 64 ans, entre deux sessions d’enregistrement dans un studio moderne situé dans un parc à thème de Manille. Il marche dans les pas de son père. Il a débuté dans le métier en 1979, à l’époque où DZRH consacrait chaque jour plus de 9 heures de ses programmes à la diffusion de 18 feuilletons, dans un contexte de forte concurrence avec les autres diffuseurs. Aujourd’hui, elle n’en produit plus que 7. Sa plus ancienne série, «La nuit de l’horreur», terrifie le public depuis 66 ans avec des histoires de démons, de vampires et de squelettes meurtriers. Gerry Mutia produit les effets sonores qui contribuent à l’immersion des auditeurs. Et même si nombre d’effets peuvent être créés par ordinateur, il préfère encore «l’ancienne méthode». Dans son studio, une boîte d’objets hétéroclites lui permet de simuler des sons: des coquilles de noix de coco pour le galop des chevaux, un verrou de porte pour armer un fusil … «L’ordinateur peut reproduire le son d’une gifle, mais le résultat est plus réaliste en le faisant à l’ancienne», explique M. Mutia. La beauté de la radio, c’est qu’elle touche «tout le monde, même les pauvres», dit Rosanna Villegas, 63 ans, une autre voix de DZRH. «C’est un vecteur de divertissement qui vient s’ajouter à ce qu’ils regardent à la télévision ou au cinéma», relève-t-elle. Les fans «nous disent que leur stress disparaît». Henry Amadure, qui vit seul dans une ferme à environ 60 km au sud de Manille, fait partie des fidèles auditeurs de DZRH. Pendant qu’il arrache les mauvaises herbes dans les champs, sa petite radio lui permet de suivre «La promesse de demain», un feuilleton qui dépeint l’amitié entre un étudiant pauvre et un riche camarade de classe. «Cela me tient compagnie parce que je travaille seul», explique M. Amadure, 58 ans, initié à ces feuilletons par son grand-père. Il dépense 74 pesos (1,23 euros) par semaine en piles pour que la radio reste allumée toute la journée pendant qu’il travaille dans sa ferme, en l’absence d’électricité. Sa voisine Cristiteta Arpon, 35 ans, souligne que ces feuilletons sont leur «seul divertissement». «Nous serons tristes s’ils disparaissent», souffle cette mère de 4 enfants. Nerissa Julao, 52 ans, appartient à un club de passionnés de feuilletons radiophoniques qui compte 17.000 membres sur Facebook. «Ecouter des feuilletons radiophoniques aiguise mon imagination», raconte la quinquagénaire qui travaille dans la restauration. Or «les fanatiques de feuilletons comme nous deviennent de plus en plus rares», note-t-elle. Pour les radios, le défi est d’attirer une nouvelle génération d’auditeurs. DZRH a étendu ses activités aux réseaux sociaux, en publiant des épisodes sur YouTube et en partageant les liens sur Facebook, X (ex-Twitter) et TikTok. «Nous avons un public varié, mais il est vrai que beaucoup d’auditeurs vieillissent», reconnaît M. Cruz. «Nous devons produire du contenu destiné aux jeunes».