Inde : «Mollywood» rattrapé par la vague #MeToo

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Quinze ans après, l’actrice indienne Sreelekha Mitra n’a rien oublié du jour où elle s’est barricadée dans sa chambre d’hôtel pour échapper, affirme-t-elle, aux mains pressantes d’un prestigieux réalisateur. Son récit a nourri la longue série d’accusations qui secoue l’industrie du cinéma de l’Etat indien du Kerala (sud), plus connue sous le nom de «Mollywood», depuis la publication il y a 3 semaines d’un rapport officiel y dénonçant la prévalence des violences sexuelles. Sreelekha Mitra se remémore un événement organisé en 2009 au domicile du patron de l’Académie locale du cinéma, Ranjith Balakrishnan, alors qu’elle était âgée de 36 ans. Elle raconte avoir été conviée par son hôte à s’isoler pour s’entretenir au téléphone avec un metteur en scène d’un rôle dans son prochain film. «Il a commencé à jouer avec mes cheveux, mon cou (…) je savais que si je ne réagissais pas, ses mains se seraient aventurées sur d’autres parties de mon corps», décrit aujourd’hui l’actrice. Toutes ces années, Sreelekha Mitra n’avait fait part de l’incident qu’à un proche. La publication du rapport de la commission Hema l’a convaincue de l’évoquer publiquement et de porter plainte. Le 19 août, les conclusions de l’enquête dirigée par l’ancien juge K. Hema ont jeté un pavé dans la mare, en révélant les pratiques généralisées de violence et de harcèlement sexuels d’un petit groupe d’hommes, producteurs, réalisateurs ou acteurs, aux postes-clé de l’industrie locale du cinéma. A l’écart des superproductions colorées et musicales en hindou des géants de «Bollywood» à Mumbai (ouest), les studios du Kerala ont fait leur réputation avec des films moins folkloriques, traitant de sujets moins consensuels, en langue malayalam. «Mollywood» produit désormais jusqu’à 200 films par an, très appréciés des 37 millions d’Indiens qui parlent cette langue et, de plus en plus, du reste du pays le plus peuplé de la planète. En 1999, la satire «Marana Simhasanam» («Le trône de la mort», de Murali Nair) lui a fait une place sur la scène internationale en remportant la Caméra d’or au festival de Cannes. Et cette année, le thriller «Manjummel Boys» est devenu le grand succès commercial du cinéma du Kerala avec 29 millions de dollars de recettes… Mais les travaux de la commission Hema sont venus ternir l’image de l’industrie locale du 7ème art. Ils ont été lancés en 2017 après l’arrestation d’un acteur accusé de l’agression sexuelle d’une partenaire de plateau très en vue. Les conclusions de la commission sont sans détour. En plus de nombreux cas de violences, elles décrivent le système imposé par les puissants du secteur, prêts à «menacer de mort» les victimes et leurs familles tentées de les dénoncer. L’actrice Parvathy Thiruvothu n’hésite pas à qualifier le rapport de «révolution». «Depuis longtemps prédominait l’idée que les femmes qui travaillaient dans cette industrie devaient être reconnaissantes aux hommes qui leur avaient donné leur chance», explique la comédienne plusieurs fois primée de 36 ans, qui milite désormais dans un Collectif des femmes du cinéma (WCC). Dans la foulée du mouvement #MeToo déclenché en 2017 aux Etats-Unis par le cas Harvey Weinstein, quelques affaires ont émergé à Bollywood. Pour Parvathy Thiruvothu, la vague créée par le rapport Hema est d’une autre force. «Elle change tout. Elle dépasse quelques cas individuels, elle vise un système qui a nui aux femmes». Depuis le 19 août, plusieurs acteurs ont fait l’objet d’accusations. L’Association des artistes de cinéma malayalam (AMMA) a été dissoute après la démission de son responsable, lui aussi visé. L’agresseur présumé de Sreelekha Mitra, Ranjith Balakrishnan, 59 ans, a lui aussi quitté la présidence de l’Académie locale du cinéma. La police a ouvert contre lui une enquête pour attentat à la pudeur, des faits qu’il a publiquement niés. Mais Parvahy Thiruvothu veut croire que l’ère du silence est révolue.