«Bataille pour Sébastopol» : quand le fossé entre Russes et Ukrainiens n’existait pas encore

C ’est l’un des rares films que Russes et Ukrainiens peuvent voir ensemble au cinéma, alors que le fossé entre eux s’est creusé comme jamais: «Bataille pour Sébastopol» ou l’histoire d’une tireuse d’élite ukrainienne de l’Armée rouge au plus fort de la Seconde Guerre mondiale. Sorti début avril sur les écrans des 2 pays, ce long-métrage est l’un des derniers chantiers sur lesquels Russes et Ukrainiens auront travaillé ensemble. Et il touche à tous les symboles, de la guerre entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, dont les 70 ans de la victoire seront fêtés en Russie le 9 mai prochain, à la péninsule ukrainienne de Crimée, annexée en mars 2014 par les Russes. Conçu bien avant l’éclatement du conflit russo-ukrainien, ce film raconte l’histoire d’une jeune Ukrainienne, Lioudmila Pavlitchenko, envoyée au front en 1941 à 25 ans et distinguée comme Héros de l’Union Soviétique pour avoir tué 309 ennemis en moins d’un an. Blessée près de Sébastopol, un port militaire de Crimée, la tireuse d’élite fait partie de la délégation soviétique envoyée au Canada et aux États-Unis pour convaincre les Alliés d’ouvrir un nouveau front contre les nazis. Elle y séduit les Américains, notamment la Première dame Eleanor Roosevelt qui l’invite à loger à la Maison Blanche.Le film, d’un budget de 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros) et produit en partie grâce à de l’argent ukrainien, échappe à l’interdiction en Ukraine de diffuser des films russes. Il «a été accepté à la fois par les autorités ukrainiennes et par les autorités russes», se félicite le réalisateur Sergueï Mokritskï, qui a grandi en Ukraine mais vit en Russie. «J’espère que, ne serait-ce que pendant 2 heures, Russes et Ukrainiens seront unis pour partager notre histoire commune», dit-il. Le film a été distribué en Russie sous le titre «Bataille pour Sébastopol» et en Ukraine sous le titre «Indestructible», mais «pour le reste, les versions russe et ukrainienne sont identiques», assure le réalisateur. Le tournage du film a commencé fin 2013 à Kiev et à Sébastopol en Crimée au moment où naissait le mouvement de contestation pro-européen du Maïdan. Quand le président pro-russe Viktor Ianoukovitch fuit Kiev et le pouvoir, l’ambiance change sur le plateau de tournage. «Le soir, une partie de l’équipe de tournage s’alliait aux protestataires, d’autres les regardaient, sceptiques», se souvient le réalisateur. Mais «nous devions continuer à tourner quoi qu’il arrive». Quelques jours après la chute de Viktor Ianoukovitch, des forces d’élite russes prennent le contrôle de la Crimée, prélude à son annexion. La fin du film est alors tournée à Odessa. 

En plein conflit russo-ukrainien, le réalisateur a su éviter plusieurs chausse-trappes et a fait un film quasiment apolitique. Le siège de Sébastopol par les Allemands est l’une des pages les plus tragiques de la guerre: 80.000 soldats soviétiques sont abandonnés en Crimée, seul le haut commandement de l’Armée ayant été évacué fin juin 1942. Mais le film ne l’évoque que vers la fin. La guerre est montrée avec un réalisme effrayant, contrairement aux scènes de vie quotidienne animées par des personnages souvent grotesques. Sans surprise, les autorités des 2 pays revendiquent évidemment la paternité du film, en le parant de vertus différentes. «Nous le considérons comme un film ukrainien», a indiqué un porte-parole de l’Agence ukrainienne du cinéma à Kiev, soulignant qu’il est financé à 79% par de l’argent ukrainien. En Russie, où ce long-métrage a attiré un million de spectateurs dès le premier week-end d’exploitation, le ministre de la Culture Vladimir Medinskï a espéré que ce film rappelle à chacun, en 1er chef aux Ukrainiens, qu’il fut un temps où Russes et Ukrainiens combattaient ensemble.